Les JO de Rio 2016 vus par Sarah Guyot
“Je n’ai vraiment commencé la course en ligne qu’à l’âge de 15 ans au lycée en centre d’entraînement régional. Chez moi, on n’était pas très sportif. Mon frère faisait de la musique, moi je faisais plutôt des ateliers artistiques… On n’était pas trop dans le sport. Puis on a emménagé en Poitou-Charentes et mon frère a vu un club de kayak pas loin de la maison et quand il nous a dit ça, j’ai tout de suite voulu essayer. J’ai vraiment accroché car c’était différent de tous les autres sports d’intérieur en gymnase ou en dojo. J’avais déjà essayé le judo et le basket et je trouvais ça trop scolaire et trop classique.
J’ai eu la chance d’intégrer un lycée sport-études à Tours, j’ai donc tout de suite profité des aménagements pour m’entraîner quotidiennement. J’allais tous les soirs à l’entraînement avec parfois le temps de faire deux séances. On montait en bateau et parfois on enchaînait avec de la musculation ou un footing.
Il m’a bien fallu environ 10 années pour atteindre le “haut niveau”. Quand j’ai commencé à gagner les sélections équipe de France, je me suis mise à penser que je pouvais faire de belles choses. Puis quand j’ai obtenu mes premières médailles européennes en sprint (2015) après des 4es places un peu frustrantes (2013-14), j’ai commencé à y croire vraiment.”
RIO 2016, MES PRINCIPALES IMPRESSIONS
Rio, c’est le Corcovado qui surplombe le « Lagoa Rodrigo de Freitas » (bassin olympique), c’est la musique carnavalesque qui imprègne l’environnement et l’événement. Ce sont les supporters français venus en nombre, la peinture bleu-blanc-rouge sur les joues, leur verre jaune à la main. La température estivale, les sourires, le bruit des tribunes. L’équipe de France est unie et prête ; il y a tout pour vivre cet événement comme une fête, se sentir rempli d’énergie et de force pour… sprinter 200 m. Une série, une demi-finale, une finale qui resteront à jamais gravées dans mon corps et dans ma mémoire comme l’un des évènements les plus beaux et les plus intenses de ma carrière.
Le bassin d’eau saumâtre n’est pas des plus propres, on y retrouve quelques déchets et l’eau est assez sombre mais l’eau salée lui donne un caractère exceptionnel qui me rappelle le bassin de Lorient où j’ai toujours eu de bonnes sensations. L’eau salée nous fait flotter légèrement mieux, j’aime beaucoup ces conditions. Un ponton flottant publicitaire permet de protéger le bassin de 200 m de l’éventuel vent. Mais nous sommes chanceux sur ces Jeux : il n’y a que parfois une légère brise.
Il y a du monde dans les tribunes, beaucoup de Français sont venus nous voir ; on se rend compte aussi de l’ampleur de l’évènement quand des dizaines de Français traversent l’Atlantique pour nous soutenir. Ça fait plaisir. Je me suis préparée au bruit des tribunes, j’ai visualisé mon 200 m plusieurs fois dans ma tête avec un casque audio sur mes oreilles avec le brouhaha des tribunes. Cela m’a aidé à vivre pleinement ces Jeux.
La cérémonie de clôture est un moment magique, nous entrons par nation puis après le spectacle, tous les athlètes se mélangent, échangent des photos souvenirs, les artistes cèdent leur chapeau. C’est un festival de couleurs, de paillettes, de sourires, c’est fabuleux.
Après les Jeux, j’ai eu la chance de rester dix jours au Brésil en famille, on a visité les lieux mythiques de Rio notamment le Pain de Sucre et ses alentours. Sur la photo, au sommet du Pain de Sucre, je suis avec mon frère. Il faisait aussi du kayak de course en ligne, on s’entraînait parfois ensemble.
MON PARCOURS DE KAYAKISTE DE HAUT NIVEAU. LONDRES-RIO-TOKYO
L’AVANT-RIO AVEC UN PASSAGE PAR LONDRES EN 2012
C’est l’olympiade de Londres qui me propulse en 4 ans de 5e junior française en 2009, à la finale olympique en K4 à Londres 2012. Les étapes s’enchaînent suffisamment vite pour ne pas me rendre compte de ce qu’il se passe. À cette époque on ne croit pas aux filles, j’entends très régulièrement que « les filles sont nulles » ce qui me laisse toujours perplexe puisque la dernière médaille olympique est obtenue par Anne-Laure et Marie et puis… (comme toutes les filles) je ne demande qu’à être forte, je ne connais juste pas la voie pour y arriver.
Composition du K4D : M. Delattre-Demory, J. Mayer, moi et G. Tuleu.
À cette période, les kayaks hommes sont vice-champions du monde en 2009 (K4H 1000m) et champions du monde en 2010 et 2011 (K2H 200m). Tout est programmé pour eux, et nous suivons parallèlement ce programme, heureusement nous avons notre place en équipe de France et notre finale mondiale (8e) surprend tout le monde. Avec Marie Delattre, Adeline Morel et Sarah Troël dans le K4, je ne me suis pas projetée sur une éventuelle sélection aux JO, quand nous obtenons le quota, c’est Marie qui me fait réaliser en criant de joie que nous avons le quota. Notre timide quota olympique en 2011 surprend donc et nous faisons notre chemin en parallèle des garçons qui sont alors au sommet. En 2012 le K4 est recomposé de 50% et avec Joanne Mayer, Gabrielle Tuleu et Marie Delattre nous terminons à nouveau 8es en finale. Marie représente un exemple à cette période et j’ai retenu certains de ses conseils toute ma carrière.
J’ai beau être parmi les plus jeunes, j’ai beaucoup de caractère et quand il y a des aberrations, des injustices, de l’abus, je n’arrive pas à les supporter alors je me bats. J’argumente, je pleure et je défends mes opinions comme je peux. En tant que jeune athlète féminine, Il faut parfois savoir s’affirmer dans ce milieu très égocentré mais c’est aussi bien sûr pour moi à 20 ans un vivier de ressource puisque j’ai tout à apprendre à ce moment-là. Il n’y a pas vraiment d’attentes envers les filles. Heureusement, il y a Nicolas Maillote, l’entraîneur national, qui a de l’ambition pour nous.
À l’APPROCHE DE RIO
Lors de ma préparation pour Rio, je suis interne à l’INSEP, et en étude de kinésithérapie. Ma vie se passe entre l’INSEP, Vaires-sur-Marne et mon école de kiné. En période d’examens, j’apprends mes cours par tranches de 15 min à 1h (15 mn au réveil, 30 mn après le petit déjeuner, etc.). C’est comme ça que j’apprends le mieux ensuite je pars m’entraîner à Vaires puis je retourne à l’INSEP (manger, faire une sieste et réviser ou aller à l’école) puis je retourne m’entraîner en général à l’INSEP (musculation ou course à pied). Le soir avant le dîner, je m’octroie une session de balnéothérapie ce qui permet de réchauffer mon corps en hiver, relâcher mes muscles et faire le point sur ma journée, ma préparation. Enfin le soir, je mange puis je révise à nouveau où je lis. Je dors en général avant 23h.
Cette année-là, je suis suivie en préparation mentale par Émilie Pelosse. Je travaille mon attention en la focalisant sur tout et n’importe quoi : un arbre dehors, un stylo, une flamme de bougie, une sensation de mon corps comme ma respiration. Souvent en balnéothérapie, j’effectue cet exercice immergé dans l’eau froide pour travailler ma concentration dans la difficulté.
Pour Rio, je me suis également préparée aux bruits des tribunes. Je refais mentalement ma course dans ma tête avec des bruits de tribunes. Ça me permet d’arriver en confiance.
J’avais horreur de passer mes week-ends en région parisienne, j’allais donc soit à Tours dans mon club soit à Lyon accueillie par le CK La Mulatière. Outre l’intérêt pour mon bien-être, je trouvais cela très intéressant de changer de bassin et naviguer dans des eaux différentes en termes de sensations. Cela permettait d’augmenter mon adaptabilité.
À cette époque je ne sors pas, ou très rarement, je m’entraîne, je mange sans gluten et je dors mais ce mode de vie me convient car j’avance dans une direction que j’ai choisi avec Rio comme ligne de mire. J’ai le statut de meilleure Française. Dans cette période, je ne subis pas tellement de « pollution » externe, de jugements, de malveillance involontaire tout du moins cela ne m’atteint pas. J’avance dans une dynamique de haute performance.
La blessure. Lors de ma préparation pour Rio, je me suis blessée à l‘épaule gauche. En février 2016, on me diagnostique une bursite qui ne me quittera plus pendant deux ans et demi. On me fait deux infiltrations puis, après les Jeux, je prends deux mois de repos pensant en avoir besoin mais finalement je déconditionne mon épaule à l’effort, je n’arrive plus à me coiffer, me doucher avec le bras gauche. Ça a été une longue période de recherche de solutions jusqu’à ce que Sylvain Curinier m’incite à faire un protocole de renforcement en isocinétique.
Mon entraîneur. Je prépare Rio avec Nicolas Maillotte, il me connaît depuis que j’ai 18 ans. C’est avec lui que j’ai effectué ma progression de carrière. C’est une relation franche, droite et directe. Je peux questionner et requestionner ma préparation sans qu’il se sente jugé et cela me permet d’avoir confiance en nos choix. Après Rio, il y a un essoufflement, je le connaissais par cœur en tant que coach, et inversement, je savais exactement ce qu’il allait me dire. Une sorte de lassitude s’était installée ainsi que des doutes sur les choix à faire pour aller chercher les médailles mondiales qu’il me manquait. J’ai donc décidé en 2O17 de changer d’entraîneur. Probablement la grande erreur de ma carrière…
Les courses de Rio. Elles sont très disputées. Je suis en forme comme je ne l’ai jamais été. Tous les feux sont au vert. Je réalise une très bonne série et une très bonne demi-finale. Mes départs sont parfaits, même s’il y a toujours une appréhension pour les départs qui porte sur le timing, la puissance, la transmission. À Rio, tout s’est bien passé et le travail de départ a porté ses fruits. Ma principale qualité est la phase d’accélération du bateau que j’arrive à pousser très vite à haute vitesse mais qui est aussi bien évidemment très coûteuse en énergie.
La problématique du sprint. Partir vite et ne pas trop faiblir… Facile à dire ! En finale, mon niveau d’énergie est tellement élevé que je réalise comme 3 autres concurrentes un excellent départ jusqu’à ce que la Néo-Zélandaise Lisa Carrington, placée à ma droite, prenne largement l’ascendant. À ce moment je commence à trouver la course très longue puis je m’effondre physiquement sur les 20 derniers mètres perdant la 3e puis la 4e place. J’échoue à 5 dixièmes du podium (à peine 1/2 longueur). Les fins de course ont toujours été mon point faible à cette période et aussi sur ma carrière.
Mon matériel. Je navigue en Plastex fighter 2009, le bateau le plus rapide à mon avis. Il est stable avec des lignes tendues, ce qui le fait naviguer droit comme sur un rail, j’ai besoin de ça en sprint et en vitesse. Le fighter me permet de m’exprimer pleinement ce qui n’est pas évident en course en ligne. Sur une course, il est rare d’atteindre le 100% mais à l’approche de Rio je m’en rapproche grandement. Je me rappelle dire à Vincent Olla, le directeur des équipes de France de l’époque : « J’ai raté seulement trois coups de pagaies sur ce 200 m ».
Ma pagaie à cette époque est une Jantex Gamma en 2m14 manche jaune. Nicolas Maillotte m’a dit : « Prends cette pagaie ! ». Je me rappelle que la première fois que je l’ai essayé en entraînement à Rennes, le lendemain, j’ai eu des courbatures aux abdos. Débuts difficiles…
L’APRÈS-RIO
ÉVOLUTION VERS L’ÉQUIPAGE EN VUE DES JO DE TOKYO 2020
J’ai terminé mes études de kiné et suis rentrée dans l’armée des champions. Cela m’a apporté un statut social, un salaire et une appartenance à une grande famille de sportifs de haut niveau avec qui nous partageons nos expériences. L’armée m’a détachée à presque 100% à l’exception des stages d’acculturation militaire très immersifs et très enrichissants.
J’ai aussi voulu refaire de l’équipage. J’ai pensé au K4 500 m car l’équipage de Rio avait contre-performé en terminant 12e. Je pensais pouvoir apporter quelque chose en équipage. Avec Léa Jamelot, Manon Hostens, Sarah Troël, sans oublier Nicolas comme coach, nous avons terminé 4es aux championnats du monde en 2017, puis 5es en 2019 avant que le COVID ne vienne semer la zizanie. Je pensais faire du K4 et du K1 200 m car je pensais pouvoir être performante dans ces deux bateaux. Mais les entraîneurs m’ont proposé d’essayer le K2 500 m qui a rapidement matché devant. Avec Manon, en 2018, nous devenons championnes d’Europe. J’avais dû faire le choix d’abandonner le 200 m après avoir manqué la finale A mondiale en 2019.
Des déceptions. Durant cette olympiade, je me suis sentie assez peu soutenue en individuel. La dernière année où j’ai été performante en K1 c’était en 2018 lorsque j’ai passé l’hiver avec l’équipe de Nouvelle-Zélande puis le printemps avec François During et Andrian Douchev (entraîneur d’origine bulgare de la Hongroise Natasha Janics). Cette année-là, j’ai obtenu trois médailles en coupe du monde en K1 200 m, K1 500 m et en K2 500 m à Duisbourg, un très bon souvenir. Lors de ces deux saisons internationales, j’ai bossé exactement ce qu’il me manquait c’est-à-dire ma capacité aérobie, mon endurance de course. Cela a été un nouveau souffle dans ma carrière. J’ai pu aussi comprendre ce qu’il me manquait pour être en haut des podiums. Malheureusement cette prise de conscience a aussi contribué à me faire perdre doucement confiance dans le fonctionnement français.
En effet, pour moi, le système français s’est fragilisé lorsque Adrian Douchev, seulement trois mois après son arrivée en France, est parti sans prévenir, désabusé par le fonctionnement français et déçu par l’accueil qui lui avait été réservé.
Composition du K4D : Manon Hostens, Sarah Guyot, V. Paoletti et L. Jamelot. Le K4D se teste ; il n’est pas encore dans sa configuration définitive pour Tokyo.
J’ai surfé une année sur ce nouveau souffle et cette condition physique acquise jusqu’à l’été 2019 où nous avions encore performé (5es en K4 et en K2) afin d’obtenir des quotas pour Tokyo. Je sentais toutefois que mes acquis n’allaient pas durer. J’ai donc essayé d’affirmer mes besoins sans être entendue. La programmation française qui se répétait d’année en année ne me faisait pas suffisamment sortir de ma zone de confort et m’usait mentalement à petit feu (routine). Cette période fut une véritable bataille mentale pour continuer à avancer jusqu’à la fameuse coupe du monde de 2021 et les rattrapages continentaux où les Français ont contre-performé de manière généralisée. En K2, Manon Hostens et moi, avons terminé 5es alors que l’année d’avant le COVID à la même période, nous remportions une coupe du monde. Ce fut le meilleur résultat de l’équipe de France.
Ensuite, j’ai vraiment senti le besoin de prendre mes distances avec le système. Ce que je ressentais comme des aberrations n’ont plus eu d’effet sur moi jusqu’au Japon. Je me suis juste assurée qu’on ne me tirait pas vers le bas et j’ai continué d’avancer avec 3 soutiens indéfectibles, Manon mon équipière, Francisca ma psychothérapeute et Sylvain notre coach accompagnateur. Cette année 2021 fut la pire année de ma carrière. Je pense avoir vécu ce que les athlètes non considérés ressentent : mépris et déconsidération.
TOKYO 2021
MA FIN DE CARRIÈRE SPORTIVE
À Tokyo, la concurrence fut nettement augmentée par l’autorisation de proposer deux bateaux par nation par épreuve. Malgré cela, en K2 avec Manon, nous avons réalisé une excellente demi-finale. La finale fut moins aboutie avec une insatisfaisante 7e place. Côté K4 avec Manon, Vanina et Léa nous échouons de peu pour l’accès à la finale. Déception, c’est le K4 australien placé de l’autre côté du bassin qui passera pour 3 centièmes (20 cm). Pour conjurer le sort, nous gagnerons la finale B avec un chrono qui laissait espérer une possible 6e place en finale A.
J’ai couru à Tokyo avec une hernie discale non diagnostiquée depuis des mois. Par ailleurs, je me suis vue également tiraillée par ma conscience écologique. Ma passion pour le sport s’avérait être de plus en plus en contradiction avec mes convictions. Les choix opérés pour cette olympiade allaient à leur encontre. Le collectif est parti à plusieurs reprises en Australie pendant l’hiver alors que pour préparer Londres ou Rio nous allions à Séville ou au Maroc, destinations qui offraient d’excellentes conditions d’entraînement. Si la question de notre bilan carbone devenait concrète dans nos discussions, pour moi, les actes ne suivirent pas.
MON BILAN DE CARRIÈRE
Le haut niveau m’aura offert son lot de hauts et de bas. Si on pense rapporter les bons souvenirs aux médailles, en réalité pour moi, ils coïncident surtout avec la manière. Je recherchais surtout un fonctionnement vertueux tourné vers la performance, des actions réfléchies, coordonnées et des relations humaines bienveillantes.
Les moins bons moments sont plutôt liés à des vices relationnels, à un manque d’écoute et de considération, de coopération et de soutien notamment dans les moments difficiles.
Toute ces expériences m’ont apporté une connaissance de moi, du corps humain dans sa dimension physiologique mais également humaine et relationnelle. Cet aspect m’intéresse beaucoup. De mon point de vue, si le sport doit choisir la voie de la performance, il ne devrait pas le faire au détriment de l’humain.
Mon tempérament m’amène toujours à dire ce que je pense. Ma fin de carrière m’a amenée à relativiser. Je suis consciente qu’il n’est pas facile de faire fonctionner un dispositif de performance parfaitement adapté à chacune et chacun. Et puis, c’est un univers très concurrentiel qui apporte immanquablement son lot de stress et de frustrations…
Sarah Guyot (mars 2024)
Témoignage recueilli par Jean-Paul Cézard
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